• Mots du jour et de la nuit (classic poems), de Claude Cailleau,

    Editions du Gril (11, av du Chant d’oiseaux, B1310 La Hulpe), 39 pages.

    Paru dans Pages Insulaires 2009

     Que nous offre Claude Cailleau dans ce récent et court opus -un cahier presque- , sous une couverture souple couleur de café clair, invitation à se glisser dans la poche et à y demeurer au chaud entre deux moments de lecture ? 

    Un très beau dialogue entre des poèmes et des fragments de prose, datés comme les pages d’un journal, où vient de temps à autre se glisser -se sertir- une phrase de Reverdy, de Paul Valéry ou de Dino Buzzati. Réminiscence, association d’idées, prolongement, échange, écho ou souvenir…

    L’ensemble s’offre autant à une lecture ininterrompue qu’à une approche fragmentée, sans qu’aucun des textes en pâtisse, tel un tableau présentant une entité, mais dont chaque détail recrée un univers propre, ravissant ou interrogeant le regard, proposant d’autres perspectives.

    Tout cela se tisse, se tresse, se noue, se poursuit, s’interrompt, repart. Pause. Silence. Soupir. Demi-soupir. Quart de soupir. Reprise. Rarement l’expression imagée du « fil de la pensée » n’aura trouvé si juste illustration.

    Doit-on aussi dire que ces courts poèmes en octosyllabes sont, aussi surprenant que ce soit, écrits en rimes ? Oui, en rimes, à la fois présentes et discrètes, subtiles avec leurs enjambements, leurs parenthèses, leurs retours inattendus, leurs arrêts. Des rimes qui se font oublier tout en faisant entendre leur petite musique particulière. Curieux paradoxe, et réalité.

    Sous la lampe veillantequi/délimite l’espace où vivre,/c’est dans la nuit, soudain jailli/du vide, un mot qui vous délivre.

    Claude Cailleau entretient la demi-teinte, le « au bord de », le ressenti ou la pensée en marge, en lisière, l’entre-vu, l’entre-dit, l’entr’entendu, hors certitudes entre présent et souvenir, entre joie et douleur, entre accomplissement et renoncement.

    « 9 novembre. La phrase s’étire, s’écarte, se fourvoie. Explore encore. L’encre est noire, blanc le papier. Sur le deuil, qui épouse le poème, la Voix propose un compromis » et « l’incertain au cœur de l’improbable ». Les yeux grands ouverts, simplement parce que c’est ainsi. Et l’écriture pour dire, parce que cela ne peut qu’être partagé.

    « 11 décembre. La pluie habille le silence. Le jour est doux comme une prière. L’homme se tait, à l’écoute d’une enfance perdue dans les couloirs du temps. Chacun se cache derrière une image de soi ».

    Mais laissons au poète le dernier mot, ouvert sur les plus grands espaces : « Ecrire est à la fois essentiel et dérisoire ». Qui d’entre nous n’en est intimement persuadé et, comme lui, ne sait faire « autrement » ?

    GJ


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  • Ciseaux à puits, Anna Jouy, Polder 137, 58p, 6 euros

    Paru dans Pages Insulaires 2008

     De chair et de sang, de sperme et de tripes. Voilà une écriture qui regarde le lecteur en face, le harponne et ne le lâche pas. Anna Jouy écrit dans le vif. C'est couteau entre les dents qu'elle aborde les mots. Et entaille jusqu'à l'os. Pas de quartier. Pas le temps. C'est l'heure où l'âme sort ses tripes et les dépose en/cadeau aux bohémiens du détritus.

    Anna Jouy écrit debout, face au vent. Le silence je l'ai enfiché dans le profond de la terre, dans/un pot pesant/je l'ai nettoyé de pluie puis tuteuré et puis coupé et puis/saqué

    Bravache, mais elle tremble. Toute la nuit, les êtres s'accrochent, oh non ne pas mourir dans le noir ! Et rend grâce. je crois bien qu'un tilleul dans quelque lied allemand vient/d'ouvrir ses ramures. Car tout va cesser, un jour ou l'autre.

    La vie, éblouissante et contondante. on y va comme au puits/quelque chose est là qui attire et refoule, de montagnes/de chant, des tambours de dégoût/chez moi tout s'éventre et sort en césarienne/et pourtant sur la margelle de cet aven noir, le carnet de/notes d'un géographe poète.

    Elle chevauche à cru, et les sexes et les mots. Il faut désirer, et jouir, la solitude est au bout du couloir, de toute façon. j'habite un abandon illustre, grandiose avec balcon. Alors, aimer, et encore aimer. jouir dans un état second, jouir sans mérite peut-être, jouir/d'avoir trouvé le mot bavard quoique lucide, ce mot/second/où je bataille alors que dans de gestes restent à faire.

    Écouter le sang taper aux tempes et marcher au bord du précipice, tant pis si on tombe. L'écriture d' Anna Jouy est complexe, dense et polyphonique. Collision frontale, à prendre ou à laisser.

    Course à l'abîme, étourdissements. Vous dire combien il est douloureux de chuter du regard/de celui qu'on aime/c'est arrivé hier soir, ses yeux m'ont laissée choir et le vers/s'est brisé : fracture de poésie/il va falloir plâtrer et le mot se rigidifie déjà.

    Et questionner, questionner encore. De quels ailés peut-on encore rêver ?

    L'ombre de Francis Bacon. Le cri. Bouche et dents ouverts sur le vide, sur du rouge, entre terreur et jouissance. Anna Jouy, haletante, balafrée, vivante.


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  • "machine gun", de Jean-Christophe Belleveaux, éditions Potentille, 7 euros.

    Paru dans Traction Brabant 2009 

    Encre sombre et tonalité grave, sans un mot de trop. Le geste d’écrire est tendu à se rompre, et va direct à l’essentiel. Perte de la mère, concrétions de voyage à l’exotisme démythifié, auxquelles se mêlent sédiments et alluvions du quotidien, d’ici ou d’ailleurs des soldats fatigués/se faufilent en noir & blanc/sur l’écran télé etje reviens, corsaire désœuvré,/jusqu’au salon. Et quand on aime, il faut partir, on le sait tu t’éloignes/de celle qui dort/à tes côtés qui t’aime encore.

    Les périples de Jean-Christophe Belleveaux ne sont pas ceux d’un touriste, ni d’un conquérant. Va-t-il en revenir les mains un peu plus pleines ? Pas vraiment. Plus inspiré ? Pas forcément mes pensées boitent/avec mon écriture.Plus serein ? Encore moins quels secrets furtifs/ai-je cru débusquer/en des indes misérables/des afriques des tonkins ?

    Comme la sueur, le questionnement colle à la peau, et ses allers-venues sur la planète ne font que creuser ce puits déraisonnable je bois la ciguë des questions etje demeure ignorant. Pas d’errance mélancolique, ni de vadrouille nonchalante, ni de poursuite d’un émoi esthétique.

    Le face à face est brut, contondant, avec le bruit mat des réalités qui sautent au visage comme des grenades dégoupillées.

    Il y a la peur, aussi. Pas la peine de jouer au héros. Elle est bien là, dévoreuse de foie, de tripes, de cœur. Et une foutue date qui vient se mêler à tout ça il y a tant de chagrin/dissimulé/ce mardi pluvieux.

    Et il y son propre corps à supporter. Autre terre que mes mains témoignent/du peu de travail accompli/des caresses au bois des pontons/des échardes. Parfois, pas souvent, le jour s’éclaircit. Brève embellie. Esquisses de fraternité j’ai appris quelques mots d’une langue/étrangère : café/et/merci/j’ai retenu comment on disait café. Ebauches d’émerveillements. Croquis inachevés. Rives du Mékong/dans la torpeur opiumnique affalées/berges de Loire effondrées/magie brumeuses du Gange/dans l’acceptation des offrandes. Perdu le cahier, perdu le crayon. je m’échine/à tirer de mon ombre/un verbe récalcitrant.

    La dernière ligne tombe comme une pierrela page est un nid dévasté. Violent, tout ça. Oui. Carrément. Mais on n’a jamais dit que la poésie, c’était juste pour faire joli.

     


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  • Bougé(e), d’Albane Gellé. Editions du Seuil, collection Déplacements. 16 euros.

    Paru dans Pages Insulaires 2009

     

    Le vivant est imprévisible. Parce que vivant, justement. Il bouge, il remue, il dérange, il circule, il se déplace, il tourne, il évolue, il vire, il voltige, il tremble. Et nous avec, parce que vivants, justement. A tenter de suivre le mouvement, de comprendre un peu ce qui se passe dans cette drôle d’aventure de vivre, et d’écouter ce qui advient dans nos vies fragiles et trépidantes.

    C’est tout cela qu’Albane Gellé écrit. Cherchant au plus près à dire au plus juste recevant le monde redonnant le monde. Elle l’écrit dans un petit livre inclassable, ce qui est déjà une qualité en soi par ces temps de grand formatage généralisé, mais pas suffisante pour convaincre, bien sûr. Ni récit ni roman ni essai ni journal, ni recueil poétique, ni auto fiction, ni correspondance et un peu tout cela quand même.

    Albane Gellé vit caméra embarquée, les yeux ouverts, dedans-dehors, en un va-et-vient qui mêle questionnements, colères, regrets, amitiés, engagements, intuitions, joies, relation à l’écriture, enfants, famille, brûlures...

    Carnet de bord, carnet de vol, carnet de route, carnet de vie, des textes brefs, entre les pages desquels se glissent des poèmes, des lettres. Celles qu’on a oublié d’envoyer par exemple. La mort du père, fondatrice dans la douleur, l’acte d’écrire, d’animer ces étranges moments que sont les ateliers d’écriture, une séparation, les moments de grâce de tous les jours, la révolte contre le cynisme du politique…Je continue à faire prier l’intensité.

    Albane Gellé nous offre son rapport au monde. Sa façon de bouger. D’être bougé(e). Parce qu’on n’a pas vraiment le choix, tout compte fait. Sinon t’es mort, comme disent les enfants à la récré. Elle a préféré rester vivante. Ni très forte sûre de tout ni anéantie de désespoir existentiel, juste vivante. La pensée, les ressentis, tout cela court vite, très vite, il y a bousculade et télescopages, et les mots n’ont qu’à à suivre le tempo. Il y a urgence à dire et on ne va pas s’encombrer de sous-titres. Sa prose galope, bondit, s’envole, s’allège du superflu. Pulvérisée, explosée, concassée, déchiquetée. Magnifique.

    « Je suis pauvre et dérisoire petite et minuscule quelle insolence d’écrire encore et pourtant minuscule je me sens être de cette forêt, plantée là dans les mots à traduire le monde ».Entendre le bruit du monde se joindre à sa partition à elle. « Je quelque chose vers la vie, vers ce qui ouvre ce qui fluide, remue pour invente, avance pour libérer, vers ce qui sourire et même rires, tolérances doutes aussi : des questionnements des questionnements ».

    Les certitudes sont arrêts sur image et mortifères ô combien. Pas question pour autant de s’agiter, de gesticuler pour oublier, pour s’oublier, cela n’a pas de sens. Juste bouger. Se sentir vivre, agir, ré-agir, partager, aimer, crier. « Je vous écris de la vie que je mène, tremblée sourire et caetera, dans le souvenir et l’attente de toutes les autres. (…)Je vous écris de toutes mes forces ». Bien reçu(e), Albane.


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  • "Homme bleu, ici même", Philippe Gicquel. Gros textes.

    Paru dans Pages Insulaires 2008

     Nomade en ses terres, errant en sa ville, explorateur en ses rues, ainsi avance Philippe Gicquel. Voyageur, guetteur, voyeur, les yeux bien ouverts, les oreilles à l'affût, le nez à tous les vents, curieux de tout, de tous. A peine frou-frou d'ailes égaré dans les temps titanesques, tu boulevardes, traînes, déambules sous les crépuscules, et aux pendules qui te tricotent une absurde biographie, tu opposes le simple fait d'exister (...) nonchalante voile en dérive, bohémien, vagabond de visages...

    Des aurores claires aux petites heures de la nuit, la ville, la grande ville, sa ville, accrochée à l'estuaire de la Loire, ouverte à toutes les partances, tous les trafics, se mue en une Babel démesurée et changeante, une nef folle en vagabonde.

    Hommes, femmes, marchandises, bribes de destins, fragments d'histoires, morceaux de vies, petites combines, hasardeux bricolages, va-et-vient, trajets, traces, détours, solitudes...Hommes, fragile naissain du cosmos, minuscules nomades perdus dans le plancton... Tout est à voir, à prendre, à vendre, à aimer. Flux, flot, rafale, maelström, nous voilà embarqués.

    Et ce grotesque-là, pitoyable et claudiquant bouffon dont on s'apprête à rire, n'est-il pas notre propre reflet,  croisé dans un miroir ? Et tous les autres, balourds estropiés bancroches & tout le typhon des dépareillés, fioles-de-haine,faciès-endurcis-de-misère & bobines-de-traîne-vicissitudes....

    La très belle préface de Charles Bulting à ce recueil tisse des parentés avec Whitman, Kérouac, Rabelais et Céline. Encombrants anges tutélaires ? Non, cela est bien vu. Pourtant, c'est d'autres compagnonnages qui me viennent à l'esprit, qui me sautent aux yeux plus exactement. Sa Babel tient à la fois d'une bruegelienne kermesse et d'un pandémonium de Jérôme Bosch, effrénée cavalcade de monstres affairés, de gnomes rageurs, de chimères croassantes...Rien d'autre que nous-mêmes et nos semblables.

    Que le lecteur prenne son souffle avant d'entrer dans les pages (prose ? poésie ? qu'importe !) de Philippe Gicquel. C'est à une lecture en apnée qu'il s'expose. Il en sortira étrillé, rincé, roulé, essoré, haletant, essoufflé et heureux. L'auteur déploie une langue inventive, colorée, sonore autant que visuelle. Et à tout instant, ça ronronne, ça hurle, glapit, chante, gesticule, vacarme, et, maintes fois, ça chaudronne, casserole, grinche, stridule, couacque et canarde. Le chant du monde ? Davantage sa grande symphonie désaccordée, cacophonique, stridente, palpitante et bancale. Infiniment humaine.

    GJ


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