• Quelques réflexions autour d'une écoute comparée :

    les « Moments musicaux » de Schubert

    ou

    la liberté et la règle

    (paru Pages Insulaires 2009)

    Invitée à animer une rencontre sur le thème « un compositeur, une oeuvre » à la bibliothèque de mon village l’un de ces prochains soirs d'automne, j'ai choisi l'ami Franz et ses six brèves pièces regroupées sous le nom de Moments musicaux (op.94, D780).

    Me voici donc à préparer de mon mieux cette schubertiade numérique, en quelque sorte, et de remarquer, chemin faisant, au delà de l'aspect purement musical et/ou esthétique de l'exercice demandé, combien les différences sensibles d'interprétation, d’un pianiste à l’autre, m'interrogent. Car la question essentielle que posent différences, c'est bien celle de la liberté et de la règle.

    Force est de le constater, et nul besoin pour cela d’être soi-même musicien ou mélomane « averti » : en dépit de la fixité formelle de la partition, de l'intangibilité absolue des notes et de la mesure, des indications de nuances, les cinq pianistes dont je compare les enregistrements ne donnent pas à entendre la même chose.

    Lectures divergentes, et parfois contradictoires dans le ressenti qu'elles provoquent chez l'auditeur. Les marges de liberté de l'interprète sont à la fois infimes, et immenses.

    Quelques mots sur ces Moments musicaux, pour les situer : six courtes pièces, intimistes, aux caractères contrastés, publiées en 1828, l'année de la mort du compositeur, sous le titre de Momens musicals, par un éditeur visiblement plus francophile que francophone. Deux d'entre elles (la 3ème et la 6ème) avaient été publiées séparément quelques années auparavant. Un ensemble sans vraiment en être un, avec des morceaux qui peuvent vivre indépendamment les uns des autres.

    Dans leur brièveté, elles constituent un condensé d'esprit schubertien : sens mélodique, lyrisme maîtrisé (on est toujours au bord de... chez Schubert, laissons les épanchements à d'autres), pas de démonstration de virtuosité gratuite, subtilité des modulations, esprit narratif, avec cette façon unique de se confier, de tendre la main à l'auditeur et de l'emmener on ne sait où, ce qui demeure par ailleurs sans importance, de lui confier un propos qu’il semble adresser à lui seul.

    Et c'est peut-être là le secret de l'écoute schubertienne : se laisser conduire, entrer dans son univers sonore et ses divinsméandres sans résistance, sans chercher à savoir comment et où cela mène.  Accepter d’être nous-mêmes ce Wanderer cher à l’esprit romantique allemand, ce voyageur sans but et sans bagages, disponible à l’instant, et à ce qui s’offre sur son parcours.

    Rien d'aussi construit, -pour faire rapide, et forcément réducteur-, que chez Beethoven, d'aussi attendu que chez Mozart (je vais me faire des ennemis mais j'assume), d'aussi flamboyant que chez Liszt, d'aussi oppressant parfois que chez Schumann, d'aussi flatteur à l'oreille que chez Chopin.

    Six pièces brèves, des instantanés, comme des improvisations, pour soi-même ou pour quelques amis, aussitôt jetées sur le papier. Des reflets d'un instant, où alternent la simplicité, la mélancolie -cette fameuse Sehunsuchtpropre elle aussi à l’âme allemande-, la légèreté, la douleur, dans lesquelles l'interprète ne trouvera pas matière à se cacher derrière des déluges d'arpèges. Pas d'effets de manches ni de mèche rejetée en arrière pour éblouir l'auditoire et simuler l'inspiration. Tout nu derrière son Steinway. Si peu de piano, rien que de la musique.

    Ecouter, recevoir

    Qu'en font nos cinq pianistes, Alfred Brendel, Philippe Cassard, Stephen Kovacevitch, Radu Lupu, et Mitsouko Uchida ? A quoi tient le fait que, dans chaque version, un univers bien particulier s’ouvre à nous, et qu'à l'aune de notre seule sensibilité auditive, l'un, plus que les autres, nous parlera vraiment ? A quoi tient leur liberté ?

    A bien peu de choses, si l'on y regarde de près : au tempo, ou plutôt à l’appréciation subjective des indications portées en début de morceau : moderato, andantino, allegro moderato, vivace... Plus ou moins rapide, plus ou moins retenu, donc, avec tout de même onze minutes d'écart, entre la version la plus lente, celle de Mitsouko Uchida étirée à l'infini, ou presque (35mn), et la plus rapide, celle de Kovacevitch, l'homme pressé (24mn). Ecart considérable pour des pièces qui n'excèdent pas quatre pages !

    A quoi d'autre ? Au phrasé, cette façon de dire, de construire un propos musical puis de le laisser vivre, à sa ponctuation, à la respiration, ce temps de suspension entre deux notes, deux phrases ; et essentiellement au toucher. Nous pénétrons là dans l'in-descriptible, dans l'in-racontable, dans l'à peine perceptible, dans l'intention mentale, et sensible,donnée à la note : le contact du doigt avec la touche, la façon d'attaquer la note, et ce qu'il en advient. Peu de choses, somme toute, pour donner naissance à une sonorité -la signature de l’interprète-, une atmosphère, une émotion.

    Tout est ensuite affaire de rencontre, comme toujours. On est touché, ou non, et c'est cela ce qui compte. Préférera-t-on le toucher fluide, le lyrisme clair et dépouillé de Brendel, un peu rapide à mon goût, ou la sonorité pleine, chaude, plutôt ronde de Philippe Cassard, parfois un peu lourd, ou la sobriété proche de l'austérité de Kovacevich, trop rapide aussi pour moi, inutilement hâtif dans le troisième « moment » mais magnifique d'émotion dans la partie centrale du second, ou bien la lenteur ciselée, tantôt sublime, tantôt excessive, quoique jamais alanguie, de la japonaise Mitsouko Uchida, ou encore la subtilité, le relief,  l'émotion retenue qui émane de la version de Radu Lupu ?

    C'est pour ma part cette dernière interprétation que je retiens, mais je ne saurais imposer une appréciation aussi personnelle.

    En fin de compte, ce que je trouve ici passionnant, c'est de comprendre, et de percevoir, comment chacun intègre, in-corpore, au sens propre- une règle aussi peu négociable, aussi rigide, comment il la fait sienne et propose, avec elle et non contre elle, sa vision propre, unique, son interprétation, sa re-création. Comment, de l'apparente -et réelle- contrainte, peut jaillir la plus grande liberté. Situation à méditer et à transposer ad libitum, bien sûr.

     Gaëlle Josse

     De quoi satisfaire une schubertienne curiosité :

     Mon album Schubert, par Dominique Pagnier. Collection l'un et l'autre, Gallimard

    Une approche très personnelle, entre essai, biographie et souvenir, superbement écrite, dans la collection dirigée par JB Pontalis.

     Franz Schubert, par Philippe Cassard. Actes Sud-Classica

    Le premier livre du pianiste Ph. Cassard (cité dans l'article ci-dessus), consacré à son compositeur de prédilection. Essai plus que biographie, dans lequel l'auteur pénètre au coeur du romantisme allemand pour mieux comprendre la musique de Schubert, son lien avec la poésie et les subtilités de son interprétation.

     Le mystère Schubert, par Jacques Mory. Buchet-Chastel           

    Un Schubert intime, proche, émouvant, à lire d'une traite, en dépit de quelques maladresses d'écriture.

     Références des CD cités :

    Alfred Brendel (né en 1931) Phillips

    Stephen Kovacevitch (né en 1940) EMI Classics

    Radu Lupu (né en 1945) DECCA

    Mitsouko Uchida(née en 1948) Phillips

    Philippe Cassard(né en1962) Rond-point des Musiciens


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