• Murmures d'Eros, Christophe Forgeot, éditions Wallada, 15 euros

    Paru dans Pages Insulaires 2008

    Torrent et brasier, source et silence, abîme et jeu. Ainsi en est-t-il du désir et de la découverte du corps de l'aimée pour Christophe Forgeot. Corps accords, peau à peau et vertiges -délicieux foudroyants vertiges-. Eros mène la danse tout au long de ce périple sensuel et enflammé, écrit dans une prose poétique ardente et emportée.

     La chambre est une caravelle prête à de fiévreux embarquements et à de tumultueuses traversées. Nos cœurs se livrent à une douce bataille jusqu'à ce que l'amour s'en suive. Jusqu'à ce que nous sentions nos chants aimer la nuit. L'amour, tel que le murmure Eros, est une fête, une aventure, une jouissance, un rêve, un infini.

     La danse des corps se prête aux plus grandes témérités, à l'offrande, à l'accomplissement de tous les désirs, de toutes les transgressions. Tes yeux ces miroirs où mon sexe se tend comme une branche haletante. J'aime tes yeux où l'impatience est mélangée à la sève du jeu.

     La ligne de crête sur laquelle se déplient les mots est  périlleuse, car parler des gestes de l'amour sans se montrer trivial ou ridicule requiert une sérieuse maîtrise du verbe, et Christophe Forgeot sait nous réjouir d'heureuses inventions langagières. A l'aube, notre lit est un mûrier produisant des caresses.

     Et le chant, amoroso cantabile, se poursuit, terrestre, stellaire, incantatoire, et somme toute inspiré. Ah l'amour !


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  • Quelques réflexions autour d'une écoute comparée :

    les « Moments musicaux » de Schubert

    ou

    la liberté et la règle

    (paru Pages Insulaires 2009)

    Invitée à animer une rencontre sur le thème « un compositeur, une oeuvre » à la bibliothèque de mon village l’un de ces prochains soirs d'automne, j'ai choisi l'ami Franz et ses six brèves pièces regroupées sous le nom de Moments musicaux (op.94, D780).

    Me voici donc à préparer de mon mieux cette schubertiade numérique, en quelque sorte, et de remarquer, chemin faisant, au delà de l'aspect purement musical et/ou esthétique de l'exercice demandé, combien les différences sensibles d'interprétation, d’un pianiste à l’autre, m'interrogent. Car la question essentielle que posent différences, c'est bien celle de la liberté et de la règle.

    Force est de le constater, et nul besoin pour cela d’être soi-même musicien ou mélomane « averti » : en dépit de la fixité formelle de la partition, de l'intangibilité absolue des notes et de la mesure, des indications de nuances, les cinq pianistes dont je compare les enregistrements ne donnent pas à entendre la même chose.

    Lectures divergentes, et parfois contradictoires dans le ressenti qu'elles provoquent chez l'auditeur. Les marges de liberté de l'interprète sont à la fois infimes, et immenses.

    Quelques mots sur ces Moments musicaux, pour les situer : six courtes pièces, intimistes, aux caractères contrastés, publiées en 1828, l'année de la mort du compositeur, sous le titre de Momens musicals, par un éditeur visiblement plus francophile que francophone. Deux d'entre elles (la 3ème et la 6ème) avaient été publiées séparément quelques années auparavant. Un ensemble sans vraiment en être un, avec des morceaux qui peuvent vivre indépendamment les uns des autres.

    Dans leur brièveté, elles constituent un condensé d'esprit schubertien : sens mélodique, lyrisme maîtrisé (on est toujours au bord de... chez Schubert, laissons les épanchements à d'autres), pas de démonstration de virtuosité gratuite, subtilité des modulations, esprit narratif, avec cette façon unique de se confier, de tendre la main à l'auditeur et de l'emmener on ne sait où, ce qui demeure par ailleurs sans importance, de lui confier un propos qu’il semble adresser à lui seul.

    Et c'est peut-être là le secret de l'écoute schubertienne : se laisser conduire, entrer dans son univers sonore et ses divinsméandres sans résistance, sans chercher à savoir comment et où cela mène.  Accepter d’être nous-mêmes ce Wanderer cher à l’esprit romantique allemand, ce voyageur sans but et sans bagages, disponible à l’instant, et à ce qui s’offre sur son parcours.

    Rien d'aussi construit, -pour faire rapide, et forcément réducteur-, que chez Beethoven, d'aussi attendu que chez Mozart (je vais me faire des ennemis mais j'assume), d'aussi flamboyant que chez Liszt, d'aussi oppressant parfois que chez Schumann, d'aussi flatteur à l'oreille que chez Chopin.

    Six pièces brèves, des instantanés, comme des improvisations, pour soi-même ou pour quelques amis, aussitôt jetées sur le papier. Des reflets d'un instant, où alternent la simplicité, la mélancolie -cette fameuse Sehunsuchtpropre elle aussi à l’âme allemande-, la légèreté, la douleur, dans lesquelles l'interprète ne trouvera pas matière à se cacher derrière des déluges d'arpèges. Pas d'effets de manches ni de mèche rejetée en arrière pour éblouir l'auditoire et simuler l'inspiration. Tout nu derrière son Steinway. Si peu de piano, rien que de la musique.

    Ecouter, recevoir

    Qu'en font nos cinq pianistes, Alfred Brendel, Philippe Cassard, Stephen Kovacevitch, Radu Lupu, et Mitsouko Uchida ? A quoi tient le fait que, dans chaque version, un univers bien particulier s’ouvre à nous, et qu'à l'aune de notre seule sensibilité auditive, l'un, plus que les autres, nous parlera vraiment ? A quoi tient leur liberté ?

    A bien peu de choses, si l'on y regarde de près : au tempo, ou plutôt à l’appréciation subjective des indications portées en début de morceau : moderato, andantino, allegro moderato, vivace... Plus ou moins rapide, plus ou moins retenu, donc, avec tout de même onze minutes d'écart, entre la version la plus lente, celle de Mitsouko Uchida étirée à l'infini, ou presque (35mn), et la plus rapide, celle de Kovacevitch, l'homme pressé (24mn). Ecart considérable pour des pièces qui n'excèdent pas quatre pages !

    A quoi d'autre ? Au phrasé, cette façon de dire, de construire un propos musical puis de le laisser vivre, à sa ponctuation, à la respiration, ce temps de suspension entre deux notes, deux phrases ; et essentiellement au toucher. Nous pénétrons là dans l'in-descriptible, dans l'in-racontable, dans l'à peine perceptible, dans l'intention mentale, et sensible,donnée à la note : le contact du doigt avec la touche, la façon d'attaquer la note, et ce qu'il en advient. Peu de choses, somme toute, pour donner naissance à une sonorité -la signature de l’interprète-, une atmosphère, une émotion.

    Tout est ensuite affaire de rencontre, comme toujours. On est touché, ou non, et c'est cela ce qui compte. Préférera-t-on le toucher fluide, le lyrisme clair et dépouillé de Brendel, un peu rapide à mon goût, ou la sonorité pleine, chaude, plutôt ronde de Philippe Cassard, parfois un peu lourd, ou la sobriété proche de l'austérité de Kovacevich, trop rapide aussi pour moi, inutilement hâtif dans le troisième « moment » mais magnifique d'émotion dans la partie centrale du second, ou bien la lenteur ciselée, tantôt sublime, tantôt excessive, quoique jamais alanguie, de la japonaise Mitsouko Uchida, ou encore la subtilité, le relief,  l'émotion retenue qui émane de la version de Radu Lupu ?

    C'est pour ma part cette dernière interprétation que je retiens, mais je ne saurais imposer une appréciation aussi personnelle.

    En fin de compte, ce que je trouve ici passionnant, c'est de comprendre, et de percevoir, comment chacun intègre, in-corpore, au sens propre- une règle aussi peu négociable, aussi rigide, comment il la fait sienne et propose, avec elle et non contre elle, sa vision propre, unique, son interprétation, sa re-création. Comment, de l'apparente -et réelle- contrainte, peut jaillir la plus grande liberté. Situation à méditer et à transposer ad libitum, bien sûr.

     Gaëlle Josse

     De quoi satisfaire une schubertienne curiosité :

     Mon album Schubert, par Dominique Pagnier. Collection l'un et l'autre, Gallimard

    Une approche très personnelle, entre essai, biographie et souvenir, superbement écrite, dans la collection dirigée par JB Pontalis.

     Franz Schubert, par Philippe Cassard. Actes Sud-Classica

    Le premier livre du pianiste Ph. Cassard (cité dans l'article ci-dessus), consacré à son compositeur de prédilection. Essai plus que biographie, dans lequel l'auteur pénètre au coeur du romantisme allemand pour mieux comprendre la musique de Schubert, son lien avec la poésie et les subtilités de son interprétation.

     Le mystère Schubert, par Jacques Mory. Buchet-Chastel           

    Un Schubert intime, proche, émouvant, à lire d'une traite, en dépit de quelques maladresses d'écriture.

     Références des CD cités :

    Alfred Brendel (né en 1931) Phillips

    Stephen Kovacevitch (né en 1940) EMI Classics

    Radu Lupu (né en 1945) DECCA

    Mitsouko Uchida(née en 1948) Phillips

    Philippe Cassard(né en1962) Rond-point des Musiciens


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  • Champs libres et divagations…..

     

    La lugubre gondole, de Franz Liszt

     

    (paru dans Traction Brabant 2009)

     

     

    En lisant avec attention -comme il sied à une nouvelle abonnée curieuse de faire mieux connaissance avec la revue-, les deuxième et troisième de couverture de Traction-Brabant, pleines à ras-bords de noms et de titres de livres, films, musiques, lieux, artistes divers zé variés, je me sens vite embarquée en de nombreuses maltaverniennes affinités. Et de le faire remarquer à l’intéressé (tu lis ça, et t’écoutes machin ? trop bien, moi aussi !) Et l’intéressé de me proposer de venir, pourquoi pas, vagabonder en joyeuse liberté sur l’un ou l’autre des titres de la liste. Pas de Wikipédia ni de France Culture, l’affaire fut d’évidence entendue entre nous.

     Et voilà, (tadam, roulements de cymbales), pour inaugurer cette série (si affinités), j’ai choisi vous parler un peu de Liszt et de la lugubre gondole, (ou plutôt des lugubres gondoles, car en existe deux, I et II, -le retour de la lugubre gondole-, bon d’accord ce n’est pas drôle), l’une des dernières pièces pour piano du dernier grand compositeur romantique que fut l’ami Liszt. Le titre en est un poil sinistre, mais il en faut plus à un lecteur de T-B pour se laisser impressionner, j’en suis sûre. Et la prochaine chronique sera plus légère, leggerissima, promis !

    Franz Liszt, donc, 1811-1886, fut un pianiste et compositeur hongrois, enfant prodige puis prodigieux virtuose, compositeur d’innombrable œuvres pianistiques et symphoniques, transcripteur acharné pour le piano de fragments d’opéra mozartiens, italiens et wagnériens, des symphonies de Beethoven, de lieder de Schubert et caetera…Soit la moitié de son œuvre !

    Artiste à succès, à femmes, à conquêtes, à scandales, à tournées triomphales de Londres à Pétersbourg, de Madrid à Weimar, rockstar romantique et fougueux, tzigane aventurier, il éblouit les foules. Les femmes récupèrent ses mégots de cigare et ses fonds de verre, en Italie on donne quartier libre aux officiers de la garnison de la ville où il joue pour pouvoir aller l’entendre (!!), à Pest en Hongrie les hommes détellent ses chevaux pour tirer eux-mêmes sa voiture, à Lyon on fait deux kilomètres de queue pour acheter des places de concert… Il est beau, absolument, généreux, totalement. Il instaure le récital par un interprète unique au lieu de l’habituel patchwork d’artistes sui se succèdent sur scène, impose les sonates de Beethoven au public qui trouve ça insupportable et n’aime que les romances de salon et autres valses acrobatiques. Ses œuvres sont brillantes, emportées et sentimentales, injouables par quiconque d’autre que lui-même à l’époque ; partout il déchaîne un enthousiasme proche de l’hystérie. Voilà pour la face A.

    Face B, c’est un mystique, à plusieurs reprises tenté par les ordres, il finira par y  entrer en mettant un terme à une carrière de concertiste nomade dont il a épuisé les joies, et en prenant les ordres mineurs en Italie, sa seconde patrie. Il ambitionne de « régénérer » la musique religieuse et de laisser ainsi sa trace dans l’histoire de la musique.

    Erreur d’appréciation. C’est bien plus par ses grands élans romantiques dégoulinant d’arpèges, rêves d’amour, études d’exécution transcendentales et autres rhapsodies hongroises, -pas désagréables à écouter par ailleurs, il y du souffle, de l’épopée dans son inspiration tzigane-, qu’il gagnera l’immortalité auprès du public et des générations de pianistes trimant sang et eau sur ses partitions semées de pièges à loups/à doigts.

    Mystique, mais pas cul béni. Rome et son encens finissent par lui peser et il reprend la route : la Hongrie, et Bayreuth où sa fille Cosima, (du genre coriace et pas totalement sympathique celle-là), veuve de son grantômme Richard Wagner, s’évertue à faire vivre l’œuvre de celui-ci. A se balader comme ça à son âge, Liszt prendra froid dans le train et mourra à Bayreuth, reçu comme un chien dans un jeu de quilles en plein festival, d’une bronchite mal soignée.

    Dans ces dernières années, il compose diverses pièces pour piano, parmi lesquelles nos deux lugubres gondoles (ça y est, on arrive). Ni vibrations mystiques, ni virtuosité flamboyante triple salto arrière et les pieds au mur dans ces œuvres. Dépouillement et dépouillement. Peu de notes, très peu. Plus de tonalité précise, comme l’exigent les règles de composition classique, mais des accords étranges, d’une modernité stupéfiante, des traits brisés, des élans lyriques interrompus, une musique énigmatique et poignante, qui entr’ouvre la porte à Debussy et à la musique dodécaphonique (le trio Berg, Schönberg et Webern et suivants).

    Quand il compose la lugubre gondole en 1882, inspirée paraît-il de l’observation du triste balancement d’une gondole funéraire sur un canal à Venise, il a 71 ans, il lui reste quatre années à vivre. Le chemin parcouru… Libre de s’affranchir des contraintes de formes et des règles de composition, devinant d’autres univers musicaux à défricher, dégagé des ornements pianistiques tape à l’œil, se réduisant à un essentiel musical, à l’image de sa vie dans ses dernières années. Avec générosité, il enseigne gratuitement à nombre de jeunes disciples, trouvant inconcevable de se faire payer pour partager un don reçu (non, vous ne rêvez pas).

    Impossible, à la seule écoute, de lui attribuer spontanément ces dernières pièces. En avance sur les sonorités de son époque, décalé, expressionniste peut-on dire. Certes il y a Wagner, l’ami-ennemi, qui lui doit à peu près tout, y compris ces recherches sonores, mais les autres ?

    Je reste impressionnée par ce parcours extrême, antipodique et pourtant cohérent. Du musicien mondain au mystique, le grand écart, deux facettes vécues avec engagement et sincérité, puis cet abandon progressif des gloires salonnarde et  religieuse, cette façon de jeter le superflu par dessus les moulins, de se désencombrer de l’inutile.  Cette curiosité à s’ouvrir à d’autres sonorités, à ne pas rester confit dans sa célébrité. Continuer à chercher, à avancer. De l’air ! Des risques ! Et séducteur jusqu’à la fin, ordres mineurs ou pas, incapable de résister à ses très charmantes zé attentionnées élèves !

    Dans la même veine d’inspiration, écoutez aussi Nuages Gris, l’une des pièces les plus étranges jamais composées pour le piano. Vous l’avez sûrement déjà entendue : elle est l’une des musiques du film Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick. Obsédante. Quelques notes, pas plus. Composition total hors pistes. Plus envie de plaire, plus rien à prouver, à ménager. Sacré bonhomme !

     

    Gaëlle Josse

     

    La recette du jour : écoutez ces pièces sur You Tube, en cherchant Liszt lugubre gondola, il a y davantage de réponses qu’à lugubre gondole en français. Et trouvez l’interprétation qui vous convient le mieux.


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  • Vous reprendrez bien un peu de culture ? 

    Culture loisir, culture objet ou culture tout court ? Réflexions...

     

    (paru Pages Insulaires 2009)

     

     

    « La culture est une résistance à la distraction ». Cette phrase de Pasolini, placée en exergue d'un magazine distribué par des étudiants à l'entrée d'une salle de concert, m'interpelle.

    A première vue, elle parle d'évidence. Écoute-t-on un Impromptu de Schubert ou une sonate de Brahms pour se distraire, lit-on Rilke ou Guillevic pour se distraire, s'immerge-t-on dans les aplats de Nicolas de Staël ou dans un visage de Veermer pour se distraire ? L'opposition entre culture et distraction est pour moi un nouvel angle de réflexion.

     

    De quoi procède le désir de ce qu'on appelle de façon générique et -probablement hâtive- culture ? La relation familière entretenue avec les livres, les arts, avec certains lieux me semble d'abord procéder d'une curiosité, de la recherche d'une altérité détentrice de la réponse à un questionnement informulé, inconscient : celui de nous rapprocher de nous-mêmes, en nous offrant, au-delà d'un plaisir esthétique immédiat, des clés de lecture de notre propre histoire, de déchiffrage d'un monde complexe, rapide et instable, dominé par l'éphémérité et l'absence de relativité des choses entre elles.

    Écho, miroir, et réponses, en quelque sorte, au grand zapping confusionnel dont nous sommes ensemble acteurs et spectateurs. Et plus important peut-être, prolongement du questionnement, une réponse n'appelant qu'une autre question.

     

    Les joies -les bonheurs, allons-y-, offerts par ces fréquentations, solitaires ou partagées, ne sont d'évidence pas de l'ordre de la distraction, dont le but n'est pas de nous ramener à nous-mêmes, mais de nous en éloigner.

    Ce n'est pas que la distraction soit en elle-même condamnable. Nombre d'oeuvres d'art ou de compositions musicales aujourd'hui appréciées n'ont été que le fruit de commandes destinées à d'aristocratiques loisirs. Il ne s'agit pas de faire le procès du divertissement ni de statuer sur ce qui est culturellement correct . Et qui n'a souhaité, à certaines heures de sa vie, s'absenter de lui-même, se trouver en vacance de sa propre histoire ?

     

    Ce qui m'interroge, c 'est le chemin à parcourir entre consommation et incorporation, tant les modèles et les discours dominants se prêtent peu à la naissance d'une telle alchimie, qui demande à la fois du temps et un certain lâcher prise.

    Car la culture, telle qu'est est aujourd'hui trop souvent proposée, s'inscrit de plus en plus dans une logique marchande et consumériste, à l'image de l'évolution de nos sociétés. Elle devient objet et moment de consommation, livre, exposition, spectacle, visite...

    C'est un bien comme un autre, soumis au rituel matraquage promotionnel et à une pression événementielle qui le rend socialement incontournable, avec ses discours réducteurs et formatés, ses audio-guides (ah, les audio-guides !) et ses produits dérivés en vente à la sortie.

    Ainsi conçue, la culture demeure extérieure à l'individu, activité comme une autre. Le fait tend à remplacer le contenu.

    C'est cela qui me gêne. Si la culture, comme son nom l'indique, relève d'une progressive acquisition, d'une sédimentation au fil des ans et des évènements qui nous construisent, sa raison d'être réside à mes yeux dans l'incorporation que nous en faisons, dans son intégration à notre vie intérieure, permanente, dans la lente appropriation, rebelle à tout vouloir, qui se fait en nous. C'est la résonance qui importe.

     

    Il me vient à l'esprit cette expression un peu désuète, un peu galvaudée, et pourtant très juste, nourri de culture, en ce qu'elle rend compte de ce processus d'absorption, de ce phénomène de capillarité, qui fait nôtre un élément extérieur, et le rend indissociable de nous-mêmes.

    Je songe en même temps à ce que ce propos pourrait receler d'arrogant. Non qu'il faille au nom d'une pratique personnelle autre, condamner les machines culturelles qui ont le mérite de donner à voir, à entendre ou à lire des propos qui susciteront plaisir, éveil, adhésion, contestation, et envie de poursuivre. L'essentiel est de demeurer réceptif.

    Par ailleurs, peut-être est-il préférable de consommer de la culture en lieu et place de loisirs abêtissants, à terme avilissants, simplement en ce qu'ils maintiennent l'individu en deçà de ses capacités d'émotion et d'interrogation.

    Là encore, tout dépendra de notre capacité à percevoir, à accueillir le lien qui demande à se tisser avec notre vie et notre Weltanschauung personnelle. Le regarder/écouter contre le voir/entendre, en quelque sorte.

     

    La tristesse d'assister à la lourde marchandisation de la vie culturelle pourrait évoquer quelque vain combat nostalgique. Je crois qu'il n'en est rien. Il est simplement nécessaire de se garder, d'être pensant et désirant, de ne pas se laisser réduire à un être consommant, fut-ce de culture.

     

    La rencontre de chacun avec les mots et les différentes expressions artistiques est affaire intime, épidermique, viscérale et spirituelle tout à la fois. D'où mon interrogation sur cette culture aseptisée, servie sous emballage avec date de péremption incorporée, qui nous est servie par les médias.

    Les autoroutes balisées de la culture contre les sentiers de chèvre de nos pérégrinations personnelles et hasardeuses ? Certainement.

    « Cultivez, cultivez, il en restera toujours quelque chose », c'est peut-être dans une boutade en forme de paraphrase de Beaumarchais que réside l'intérêt de l'explosion de l'industrie culturelle. Que la distraction devienne parcours personnel et que les chemins de la séduction (au sens étymologique de se-ducere, détourner) nous ramènent à l'essentiel.

    C'est là qu'il faut parier, absolument parier, sur la puissance expressive, émotionnelle des mots, des oeuvres, plastiques ou musicales, capables de nous saisir, de nous bousculer au détour d'une phrase, d'une image, d'un accord, d'un silence, d'une esquisse.

    Parier sur la rencontre, sur la vérité du face-à-face, du « quelque chose » d'indéfinissable et de totalement présent qui nous parle. Que le sens nous rattrape et provoque ce vacillement intérieur qui naît des vraies rencontres. Les seules qui comptent.

     

     

                                                                                       Gaëlle Josse


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  • Zhu Xiao Mei, pianiste

    Bach et le Tao, réunis par une ascète inspirée….

    (paru dans Pages insulaires 2009) 

     Juste avant que Zhu Xiao Mei entre en scène, l’organisateur du concert demande au public une chose inhabituelle : ne pas applaudir lorsque l’artiste se présentera, afin de respecter son besoin de silence avant de jouer. Quelques instants plus tard, une minuscule silhouette en veste et pantalon chinois de coton noir émerge entre deux piliers de pierre blanche de la petite église où elle joue ce soir d’été, et se glisse derrière le Steinway. Au programme, les Variations Goldberg de Jean Sébastien Bach, un « monument » de la littérature pianistique et musicale.

    Une brève aria, sarabande lente et ornée, de trente mesures, suivie de trente variations, dont chacune correspond à une mesure des notes de basse, et non à la mélodie principale, comme d’ordinaire dans ce genre musical, puis reprise de l’aria.

     La légende veut qu’il s’agisse d’une commande faite à Bach par le comte Kayserling, ambassadeur insomniaque à la cour de Dresde, désireux de distraire ses longues nuits. Johann Gottlieb Goldberg, élève du compositeur, en fut l’interprète. Avec cette « Aria et diverses variations pour clavecin à deux claviers», écrite « pour la récréation de l'âme des amateurs » et composée vers 1740, Bach est au sommet de son art et donne naissance à un prodigieuse galaxie en développement. Il utilise de nombreux styles musicaux de l’époque : canons, fugues, gigues, chorals, en déployant une impressionnante inspiration, partant chaque fois d’un point pour revenir à ce même point. Il clôt le cycle par une réitération de l'aria, suggérant que rien n'est achevé…

    Le nombre de mesures et les tonalités employées se répondent; on sait que la musique de Bach fait intervenir le nombre d’or et s’inscrit dans une dimension métaphysique et pythagoricienne.

    Le pianiste canadien Glenn Gould, avec son interprétation mythique de 1955, ô combien bouleversante, fut pour beaucoup dans la redécouverte de cette œuvre que les interprètes hésitaient à jouer en concert, de peur de rebuter le public par un programme présupposé austère. D’autant que la durée et l’intensité de l’œuvre ne permettent guère qu’on joue quoi que ce soit avant, ou après.

     Mais revenons à notre soirée. Zhu Xiao Mei joue l’aria. Dès les premières notes, il se passe quelque chose. Une douceur et une simplicité rarement entendues, dans un tempo rêvé, ni trop vif, ni trop lent. Une respiration sereine, sans fadeur ni platitude, que chaque variation, dans sa couleur, vient confirmer.

    Zhu Xiao Mei ne joue pas, elle offre ce quelle sait, ce qu’elle sent d’une musique qui lui est essentielle. Et il semble bien que l’on assiste à la re-création d’un univers, dans ses forces, dans ses contrastes, ses tensions. Avec pudeur et profondeur, elle en propose une vision lumineuse, construite et réfléchie, où l’intelligence n’entrave la spontanéité, ni la sensibilité de son jeu.

    On y trouve ensemble calme et jubilation, méditation et enthousiasme, douleur et apaisement, révolte et prière, dualité des éléments et réconciliation, sans que rien ne se ferme ni ne s’achève. La dernière note jouée, elle demeure encore longtemps les yeux sur le clavier, dans un silence que personne n’ose rompre. Enfin elle se lève et s’incline, donnant enfin la permission de la remercier. Applaudir semble déplacé, mais que faire d’autre ? A t-on entendu ce soir du piano, ou de la musique, ou une intense méditation, ou une prière ?

    L’émotion est réelle, le public se lève. Les applaudissements n’ont rien à voir avec ceux qui accueillent l’ultime triple salto arrière, à peine la dernière note envolée, d’un de ces jeunes et brillants broyeurs d’ivoire aux mains d’athlète, marathoniens des concours internationaux, foudroyant leur public à coups d’études de Liszt ou de Rachmaninov.

    La silhouette menue disparaît derrière la traditionnelle gerbe de fleurs, s’incline à nouveau, s’assied et joue un mouvement de sonate de Haydn (me semble-t-il), dans un même toucher doux et vif, intense et apaisé.

     Zhu Xiao Mei est un cas à part chez les pianistes. Aujourd’hui professeur au Conservatoire de Paris, son histoire personnelle éclaire son jeu, son rapport à la musique et sa façon d’être, même si, en fin de compte, tout cela n’a aucune d’importance lorsqu’on l’écoute. Aussi tragique et complexe qu’ait été son histoire, elle ne doit ni parasiter, ni réduire l’approche de son talent à celui d’une « victime de la dictature » ou d’une « revanche  sur le destin ».

    Zhu Xiao Mei, jeune pianiste prometteuse née à Shanghai, doit à l’adolescence interrompre ses études musicales. C’est la Révolution Culturelle, qui interdit la musique « bourgeoise et dégénérée ». La jeune fille se montre conforme à ce qu’on attend d’elle, dénonce son propre père, espionne ses camarades, assiste à l’humiliation publique de ses professeurs, et s’habitue dès l’âge de quatorze ans à l’exercice très prisé de l’autocritique.

    Cela ne lui évitera pas de passer cinq ans dans un camp de rééducation à la frontière de la Mongolie, où elle transcrit par écrit, de mémoire et en cachette, le Clavier bien tempéré de Bach, œuvre qui constituera la trame, l’ossature de sa vie et dans laquelle elle puisera la force de résister aux violences psychologiques et aux privations de toute sorte.

    A la faveur d’un assouplissement du régime, elle parviendra, une fois libérée, à rejoindre Hongkong, puis les Etats-Unis, sans argent, parlant à peine quelques mots d’anglais. Elle y sera serveuse, femme de ménage pour payer sa chambre et ses cours de musique.

    Quelques années plus tard, en dépit de la notoriété qu’elle commence à acquérir, elle décide d’émigrer en France, déçue par la civilisation américaine, qu’elle juge trop matérialiste et qui lui semble faire peu de cas des artistes. Elle entame à Paris une nouvelle vie précaire et nomade, jusqu’à ce que quelques rencontres, essentielles et désintéressées, lui permettent de commencer, à plus de quarante ans, la carrière qu’on lui connaît aujourd’hui.

    Elle raconte son histoire bousculée dans un livre paru en 2007 la Rivière et son secret. Ecrit avec sobriété et sensibilité, il se révèle captivant, poignant dans sa sincérité et son exigence, dans sa recherche de justesse, de droiture, d’harmonie, et dans la difficile acceptation de soi.

     Zhu Xiao Mei, depuis de nombreuses années, s’est tournée vers le Tao, la Voie. Chez Bach, elle rencontre l’offrande d’un tel chemin de sagesse, toujours inachevé, qui élève le cœur et l’esprit. Passerelle entre l’orient et l’occident…

    Elle demeure une artiste étonnante, attachée au dialogue entre les cultures, volontairement rare en scène, tournée vers l’enseignement et la méditation. Ne parlons pas de « leçon de courage », ni de « leçon de musique », ce sont des expressions bien galvaudées, et si une pensée doit bien lui être étrangère, c’est certainement l’envie de se poser en modèle de quoi que ce soit. Disons que Zhu Xiao Mei délivre en jouant un magnifique témoignage d’humanité, et un moment d’harmonie absolue avec l’univers. C’est immense. Ecoutez-là.

     

     ………….s’il n’en reste qu’une des musiques aimées de celles qui tiennent tête aux vents contraires -car on sort même par gros temps n’est-ce pas ?- ce sera elle cette aria toute nue innocente et pensive celle des variations Goldberg trente mesures entre ciel et terre la main d’Ariel pour tresser nos jours dépareillés saturés de trépidance habités d’éclats de rien et pourtant uniques fastueux bellissimes trente mesures tout est dit clos et infini

    (G. Josse)

     Discographie

    J.S Bach. Variations Goldberg, Mirare                Scarlatti. 17 sonates

    J.S Bach. Le Clavier bien tempéré, Mirare                   Schubert, œuvres à 4 mains avec Alexandre Tharaud

    J. Haydn. Sonates, Mirare                                                 

     La rivière et son secret, 330p, 20 euros, Editions Laffont


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