• Vous reprendrez bien un peu de culture ? 

    Culture loisir, culture objet ou culture tout court ? Réflexions...

     

    (paru Pages Insulaires 2009)

     

     

    « La culture est une résistance à la distraction ». Cette phrase de Pasolini, placée en exergue d'un magazine distribué par des étudiants à l'entrée d'une salle de concert, m'interpelle.

    A première vue, elle parle d'évidence. Écoute-t-on un Impromptu de Schubert ou une sonate de Brahms pour se distraire, lit-on Rilke ou Guillevic pour se distraire, s'immerge-t-on dans les aplats de Nicolas de Staël ou dans un visage de Veermer pour se distraire ? L'opposition entre culture et distraction est pour moi un nouvel angle de réflexion.

     

    De quoi procède le désir de ce qu'on appelle de façon générique et -probablement hâtive- culture ? La relation familière entretenue avec les livres, les arts, avec certains lieux me semble d'abord procéder d'une curiosité, de la recherche d'une altérité détentrice de la réponse à un questionnement informulé, inconscient : celui de nous rapprocher de nous-mêmes, en nous offrant, au-delà d'un plaisir esthétique immédiat, des clés de lecture de notre propre histoire, de déchiffrage d'un monde complexe, rapide et instable, dominé par l'éphémérité et l'absence de relativité des choses entre elles.

    Écho, miroir, et réponses, en quelque sorte, au grand zapping confusionnel dont nous sommes ensemble acteurs et spectateurs. Et plus important peut-être, prolongement du questionnement, une réponse n'appelant qu'une autre question.

     

    Les joies -les bonheurs, allons-y-, offerts par ces fréquentations, solitaires ou partagées, ne sont d'évidence pas de l'ordre de la distraction, dont le but n'est pas de nous ramener à nous-mêmes, mais de nous en éloigner.

    Ce n'est pas que la distraction soit en elle-même condamnable. Nombre d'oeuvres d'art ou de compositions musicales aujourd'hui appréciées n'ont été que le fruit de commandes destinées à d'aristocratiques loisirs. Il ne s'agit pas de faire le procès du divertissement ni de statuer sur ce qui est culturellement correct . Et qui n'a souhaité, à certaines heures de sa vie, s'absenter de lui-même, se trouver en vacance de sa propre histoire ?

     

    Ce qui m'interroge, c 'est le chemin à parcourir entre consommation et incorporation, tant les modèles et les discours dominants se prêtent peu à la naissance d'une telle alchimie, qui demande à la fois du temps et un certain lâcher prise.

    Car la culture, telle qu'est est aujourd'hui trop souvent proposée, s'inscrit de plus en plus dans une logique marchande et consumériste, à l'image de l'évolution de nos sociétés. Elle devient objet et moment de consommation, livre, exposition, spectacle, visite...

    C'est un bien comme un autre, soumis au rituel matraquage promotionnel et à une pression événementielle qui le rend socialement incontournable, avec ses discours réducteurs et formatés, ses audio-guides (ah, les audio-guides !) et ses produits dérivés en vente à la sortie.

    Ainsi conçue, la culture demeure extérieure à l'individu, activité comme une autre. Le fait tend à remplacer le contenu.

    C'est cela qui me gêne. Si la culture, comme son nom l'indique, relève d'une progressive acquisition, d'une sédimentation au fil des ans et des évènements qui nous construisent, sa raison d'être réside à mes yeux dans l'incorporation que nous en faisons, dans son intégration à notre vie intérieure, permanente, dans la lente appropriation, rebelle à tout vouloir, qui se fait en nous. C'est la résonance qui importe.

     

    Il me vient à l'esprit cette expression un peu désuète, un peu galvaudée, et pourtant très juste, nourri de culture, en ce qu'elle rend compte de ce processus d'absorption, de ce phénomène de capillarité, qui fait nôtre un élément extérieur, et le rend indissociable de nous-mêmes.

    Je songe en même temps à ce que ce propos pourrait receler d'arrogant. Non qu'il faille au nom d'une pratique personnelle autre, condamner les machines culturelles qui ont le mérite de donner à voir, à entendre ou à lire des propos qui susciteront plaisir, éveil, adhésion, contestation, et envie de poursuivre. L'essentiel est de demeurer réceptif.

    Par ailleurs, peut-être est-il préférable de consommer de la culture en lieu et place de loisirs abêtissants, à terme avilissants, simplement en ce qu'ils maintiennent l'individu en deçà de ses capacités d'émotion et d'interrogation.

    Là encore, tout dépendra de notre capacité à percevoir, à accueillir le lien qui demande à se tisser avec notre vie et notre Weltanschauung personnelle. Le regarder/écouter contre le voir/entendre, en quelque sorte.

     

    La tristesse d'assister à la lourde marchandisation de la vie culturelle pourrait évoquer quelque vain combat nostalgique. Je crois qu'il n'en est rien. Il est simplement nécessaire de se garder, d'être pensant et désirant, de ne pas se laisser réduire à un être consommant, fut-ce de culture.

     

    La rencontre de chacun avec les mots et les différentes expressions artistiques est affaire intime, épidermique, viscérale et spirituelle tout à la fois. D'où mon interrogation sur cette culture aseptisée, servie sous emballage avec date de péremption incorporée, qui nous est servie par les médias.

    Les autoroutes balisées de la culture contre les sentiers de chèvre de nos pérégrinations personnelles et hasardeuses ? Certainement.

    « Cultivez, cultivez, il en restera toujours quelque chose », c'est peut-être dans une boutade en forme de paraphrase de Beaumarchais que réside l'intérêt de l'explosion de l'industrie culturelle. Que la distraction devienne parcours personnel et que les chemins de la séduction (au sens étymologique de se-ducere, détourner) nous ramènent à l'essentiel.

    C'est là qu'il faut parier, absolument parier, sur la puissance expressive, émotionnelle des mots, des oeuvres, plastiques ou musicales, capables de nous saisir, de nous bousculer au détour d'une phrase, d'une image, d'un accord, d'un silence, d'une esquisse.

    Parier sur la rencontre, sur la vérité du face-à-face, du « quelque chose » d'indéfinissable et de totalement présent qui nous parle. Que le sens nous rattrape et provoque ce vacillement intérieur qui naît des vraies rencontres. Les seules qui comptent.

     

     

                                                                                       Gaëlle Josse


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