• Les philosophes au piano...L'être et le piano ?

    Paru dans Pages Insulaires 2009

     Inattendu et passionnant. Profondément orignal par le sujet qu’il aborde, l’essai de François Noudelmann, paru en fin d’année dans la collection blanche de Gallimard, explore une part d’intimité restée inabordée chez ces trois figures de la pensée que furent Sartre, Nietzsche et Barthes.

    L’auteur se penche trois personnalités qu’a priori pas grand-chose ne rassemble et les montre sous un éclairage nouveau. Un trait commun les réunit : ils sont des amateurs. Des pianistes amateurs s’entend. Révélation surprenante. Le piano en partage. Où, quand, comment ? Mais que l’on ne s’y trompe pas : aucune gratuité anecdotique dans le propos.

    L’essai interroge l’origine, le contenu et le sens de cette pratique, et approche ces trois philosophes de façon inédite, comme on redécouvre les traits d’un visage a priori connu.

    Pour le plaisir, imaginons la scène : Sartre, Niezsche et Barthes autour d’une table. De quoi parlent-ils ? De l’homme, engagement et dépassement, mythes, signes et symboles ? Pas si sûr. De la lecture de l’essai de François Noudelmann, ils pourraient bien parler de musique, de piano plus précisément. Exégèse du Clavier bien tempéré ou commentaire éclairé sur la complexité harmonique de Brahms ? Pas même. Plutôt échangeraient-ils sur leur façon d’aborder une partition, sur leurs compositeurs de prédilection ou sur leur relation à l’instrument. Lieu, temps et place.

    Temps discret, temps privé, secret presque, mais aussi temps essentiel, puisque tous trois ont joué avec constance tout au long de leur vie en préservant ces moments  « à part », contretemps ou contrepoint de leur existence.

    Ce que François Noudelmann questionne ici, c’est ce que la pratique musicale amateur, c’est à dire non revendiquée, sans souci de maîtrise ou de démonstration, met en jeu chez des hommes de pensée, de discours, de savoir, d’autorité.

    La pratique personnelle de la musique, et non la seule audition d’oeuvres en tant que mélomane, constitue un engagement autre, et suppose l’abandon d’une attitude trop volontaire, d’une pensée rationnellement construite. Non que la pratique musique exige de renoncer à toute forme d’intelligence ou de travail, mais elle mobilise d’autres ressources, d’autres affects, exige des approches d’où le seul vouloir est exclu, d’où le savoir  n’est porteur d’aucune résolution. C’est aussi le corps entier qui entre en jeu, et non seulement les doigts ou les poignets. Il y a du charnel, du sensuel, de l’intime dans cette relation.

    Jouer en amateur, c’est se mesurer quotidiennement à ses limites, ses insuffisances, à son im-perfection. Nécessaire humilité, nécessaires renonciations, nécessaires recommencements pour un résultat incertain, approximatif souvent, que chaque nouvel essai remet en cause. C’est accepter l’inachèvement et l’inévitable distance avec le résultat espéré.

    Il faut imaginer Sysiphe heureux, écrivait un autre philosophe. Il entre en effet quelque chose de cet ordre là, entre besoin –inexplicable et indiscutable-, jouissance et frustration dans ce qui se joue dans cet espace, tout à la fois concret et mental.

    Nous voilà loin de la posture du « sachant », élaborant et proposant avec assurance une lecture du monde et de la destinée humaine. Quelles interactions, quels enrichissements, quels éclairages la pratique musicale, aussi modeste et lacunaire qu’elle fut, vint-elle apporter à Sartre, Nietzsche et Barthes ? Quels correctifs, quelles remises en cause ? Quels nouveaux espaces ? Quelles joies, quels ressourcements dans ce temps retranché, soustrait au temps public, engagé ? Quelles contradictions aussi ?

    Il est également intéressant que l’essai ait volontairement choisi de laisser de côté les exemples de Jankélévitch ou d’Adorno, trop installés dans le discours sur la musique, dont les écrits font autorité dans ce domaine. Trop « professionnels » en quelque sorte. La pratique qui intéresse François Noudelmann ne s’affiche pas, n’affirme rien, ne démontre rien. Elle est désintéressée, détachée de tout objectif, et très simplement indissociable de l’être. Marginale autant que vitale.

    Façons d’être

    Que jouaient-ils, comment jouaient-ils ? C’est dans cette dimension descriptive, que François Noudelmann complète d’une approche psychanalytique particulièrement aigüe, que le lecteur trouvera d’intéressantes réponses.

    Sartre, pianiste maladroit, jouait chaque jour, le plus souvent chez sa fille, Arlette Elkaïm, y compris aux temps les plus brûlants de son activité militante pro-maoiste, et se délectait des Préludes et Nocturnes de Chopin, compositeur considéré comme bourgeois et réactionnaire, et à ce titre interdit en Chine… L’auteur des « Mains sales » déteste d’ailleurs le concert, perçu comme une assemblée de notables. Il discourt sur la musique contemporaine, analyse Xenakis et va entendre du jazz à St Germain des Prés, mais dans sa pratique intime de la musique, ce sont de toutes autres harmonies dont il se berce. Du décalage entre le déclaratif et le comportemental, et de la richesse de nos contradictions…

    Nietzsche fut certainement le musicien le plus affirmé des trois. Pianiste brillant, improvisateur, transcripteur, interprète…et compositeur. Piètre compositeur, semble-t-il, d’une cinquantaine de pièces de faible intérêt. Pourtant, l’auteur de Zarathoustra se voulut, ou se rêva toute sa vie compositeur. Intime du couple Wagner pendant un temps, n’envoie-t-il pas à Cosima une brève composition pour son anniversaire, dont la peu charitable épouse et son mari se gaussent en privé ? Amitié passionnée, fusionnelle, puis rejet, et haine.

    Nietzsche reproche à Wagner de transformer la musique en discours et en système et ne trouvera pas de mots assez durs pour condamner sa musique. Rejetant aussi un Schumann naguère vénéré, il se tourne vers d’autres amours : Chopin, Chopin absolument. Il pleure en jouant ses mazurkas et place au dessus de tout sa Barcarolle, dont le subtil balancement fait naître en lui des nostalgies de lumière italienne. Autre attachement musical, assez surprenant : sa passion pour…Bizet, et son opéra Carmen, qu’il n’entendit pas moins de vingt fois, et dont il rejouait les airs au piano.

    Le cantabile de Chopin, la douceur du bel canto, apaisement, consolation avant de sombrer dans la nuit ?  Plus tard, interné à Iéna dans un asile, exilé du langage et de la pensée, il passera encore de longues heures, quotidiennement, au piano. La musique, langage hors du langage.

    Barthes fut quant à lui un amateur d’un autre ordre encore : un déchiffreur, un inlassable déchiffreur de Schumann, qu’il jouait tous les après-midi, auprès de sa mère. Pianiste médiocre nous dit François Noudelmann, sa passion est la découverte, la lecture de l’écriture schumannienne. En cela fidèle à sa fascination pour le signe. Ni souci d’achèvement ni de justesse du tempo, il feuillette les partitions, vagabonde d’un morceau à l’autre, abandonne, demeurant dans le parcellaire et l’inachevé. Fragments d’un discours amoureux… «Schumann me touche », disait-il. Temps suspendu.

    Pour tous les trois, le piano, le jeu, fut vécu comme lieu d’apesanteur, d’abandon, de retrait et d’engagement à la fois, comme lieu de liberté, de re-création, temps hors savoir, hors analyse, hors discours. Où se jouent toutes les harmonies et les dissonances de la vie.

    Gaëlle Josse

     François Noudelmann, LE TOUCHER DES PHILOSOPHES. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano. Paris, Gallimard collection blanche, 192 p, 16 euros


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