• Notes parues dans Pages Insulaires, septembre 2010

    On joue tout seul, Alain Hélissen. Corps Puce, collection Liberté sur Parole. 153 pages.12 euros.

    Alain Hélissen joue tout seul. Qu’il dit. Répète. Insiste. Martèle. On va finir par le croire, sauf que « on » c’est lui certainement, mais c’est aussi tout le monde et le jeu n’est pas drôle tous les jours. Il est même tragique la plupart du temps. On joue tout seul/des cartes du hasard/sur le Pont des Arts/ticulé et on joue incognito/son méli-mélo drame à tics.
    Alors comme on ne va tout de même pas se laisser abattre, on dirait qu’on jouerait. Avec les mots par exemple. Alain Hélissen les lance en l’air, les rattrape, les relance, les repeint au passage, les mets sens dessus-dessous, les allonge, les raccourcit, les coupe et les recoupe, les forme et les déforme, les promène et les ramène. Je mes disperse/je me dis perce ! Je me dispense/je me dis pense ! Et je ne suis pas sûre d’avoir tout compris…
    Vous allez me dire : bon, et maintenant, le lapin et le colombe ? Eh non, parce que les jeux d’Alain Hélissen, c’est tout sauf de la magie à deux balles et du jeu de mot laid (oh non, pas ça !). On joue estampillé/ « les humains associés »/version wordlinemayer/mondyalisé jusqu’au trognon.
    Plus sérieusement, le poète a le plus grand mal à s’accommoder du monde comme il est aujourd’hui, marchandisé et cocacolé à tout-va et entre deux pirouettes, le sourire ne fait pas le malin. On joue à guichet fermé/devant une salle vide/tout seul/on joue/sur des planches/qui se referment.
    Bref, notre poète joue tout seul mais il a quand même beaucoup de choses à nous dire. On écrit bien après/le journal de vingt heures/oublieux des écorchures/ d’un monde télévisé/giclant son sang impur/maculant tout l’salon.
    Il s’arrange pour nous faire sourire, histoire de ne pas nous désespérer définitivement. Marchands d’peaux/-pure haine vierge-/entretuez-vous frères !Y’aura du boudin aux infos/et juste après/la météo !
    Et ça marche parce qu’avec les mots, même solo il la joue virtuose, mais bon, sur le fond, y’a pas de quoi rigoler. Vraiment pas. Ca glace et ça coince. J’ai rien qu’un gros chat/grin. On le croit sans peine. Allez, on danse, mais sous le volcan et pas loin du trou. Idée : et si on jouait avec lui ?

    Apnées, Denis Guillec. Potentille. 7 euros
    Mezzo voce. A petits pas, à petits mots, à petits traits. Ni bavardage ni grands gestes ni démonstration. Apnées, dit-il. Le souffle est là, retenu il s’agit de le laisser filer doucement, lentement, qu’il dure. Tourner toute sa vie/en tous sens pas de porte/tant de clés pas de chas.
    Les mots de Denis Guillec tracent une route incertaine sur la page, une route de doutes, de peut-être, de pas si sûr, de quand même, dans une lumière elle même incertaine, vers une destination tout aussi improbable. Les silences s’installent entre les mots, et on devine le repentir sous le trait. Alentour aléatoire/laboratoire labyrinthe/tout à l’essai tout à l’égout.
    La phrase demeure en suspens, le lecteur comprendra. Si ça lui chante. Sil veut bien lui aussi descendre en « Apnées ». moi sous cellophane/et juste de l’autre côté toi/toi et les choses/toi juste de l’autre côté.
    Dans ces zones subaquatiques Denis Guillec explore avec infiniment de subtilité ce que sont nos vies, leur failles et leurs déroutes avec un toucher léger qui entrouvre néanmoins des gouffres. Pensées, impressions, évocations, tout est fugace, effleuré et terriblement abyssal. Presque soi presque là/presque pas et encore…
    L’art de faire léger avec du pas léger du tout, en quelque sorte. Les effleurements griffent et l’eau se trouble sous la surface. Le trait est à la mine de plomb, mais juste esquissé. On ne va pas vous faire un dessin, quand même, semble murmurer l’auteur en conduisant son lecteur sur un sentier en faux plat. Trop tard quand on s’aperçoit que ça grimpe ! Amer destin d’homme bredouille. On se retourne et le sentier a disparu.

    Echelles, Alain Wexler. Les Ecrits du Nord, Editions Henry. 10 euros
    Une barque, une échelle, un escalier, une paire de jambes, un mouchoir, un peu de poussière, une abeille, un marteau, un arbre, une maison, du vent et une bicyclette : voilà quelques uns des « héros » de ce magnifique recueil d’Alain Wexler. Eloge du quotidien ? Apologie de la simplicité ? Parti-pris esthétique ? C’est un peu plus complexe que cela. Les mots d’Alain Wexler n’entendent pas se laisser enfermer dans des formules figées. Et tous ces éléments qui jalonnent le texte réservent bien des surprises. Ils se montrent mouvants, glissants, protéiformes.
    Chaque phrase ouvre un passage à la suivante, dans un effet très « borgésien » ou « piranésien » (néologismes assumés !). Mise en abyme, kaléidoscope, miroirs démultipliant l’image à l’infini… Au cœur de l’arbre,/Un escalier résonne du bruit de la hache./Les gémissements étouffés/Qui montent de la cave/se perdent dans le feuillage.
    Le réel se montre instable, en constante mutation. Allez donc vous y retrouver ! A défaut, acceptons –avec joie- de nous égarer dans ce labyrinthe, guidés par la force des mots, par la puissance des images, par la profondeur du regard du poète.
    Le quotidien et ses humbles composants recèleraient donc tant de mystère ? Chacun constitue un prisme qu’explore Alain Wexler, accueillant sur la page les mots nés de chaque rencontre. Sait-il bien où cela va le mener ? L’homme monte entre les branches/A la poursuite de la musique.
    Les chemins et les phrases bifurquent, obliquent, hésitent, avancent, s’échappent. Ils grimpent aux arbres –et aux échelles-, se posent sur le chaise ou glissent en barque, se laissent troubler par la paire de jambes, poursuivent l’abeille, guettent l’araignée, écoutent le vent, dévalent l’escalier, s’emparent du marteau, s’élancent du trapèze. Le mur céderait à la douleur/S’il n’était consolé par l’araignée.
    A moins que…les mots glissent sur le vent, poursuivent la barque, s’emparent de la paire de jambes, poursuivent l’araignée, dévalent de la chaise, s’élancent de l’échelle, écoutent l’escalier, guettent le marteau…L’arbre porte le ciel/Espérant de ses racines/L’ombre et le sel.
    Et nos désirs, nos tentations, nos fièvres ? Et le poids des feuilles et l’odeur du vent et le goût de la pluie ? Le nuage est ange de hasard/à l’ombre déchirée… Histoires sans fin, sans cesse déconstruites et reconstruites. Vertiges. Bonheur. Lisez Alain Wexler.

    Porte de la paix intérieure, Christophe Forgeot. L’Harmattan. 10,50 euros.
    Exploration. Idéogrammes. Cheminement. Encres de Chine. Quête. Témoignage. Et un poète pour relier tous les fils. Des salles d’embarquement de Roissy à l’habitacle pressurisé du 747, de l’hyper-urbanité agressive de la capitale chinoise aux étonnantes serpentines de la Grande muraille, le temps intérieur de l’auteur s’affirme peu à peu. Après avoir acheté des faucilles et des marteaux nous vendons de la violence économique en lots et l’harmonie s’effeuille quand le dragon gère ses affaires.
    De l’horizontalité à la verticalité. De la prose à la poésie. Voyages. Confrontation. Décantation. Une paix retrouvée comme but ultime de pérégrination. Tapi dans le silence du monde/je n’ai rien à dire rien à faire/mais je me tiens prêt dans la présence du verger.
    Le regard se tourne progressivement vers l’intérieur, gardant en lui la trace de toutes les rencontres. Sur le chemin une tortue accompagne un vieux sage/à barbe/Je les contemple et leur vie me tend la main.
    Le rythme se ralentit, jusqu’à évoquer la gestuelle lente et habitée des gestes du Tai chi. Harmonie, énergie. Partage. J’entrouvre la porte de la paix intérieure/En ébéniste de moi-même/et pour l’Autre/J’écris maintenant. Christophe Forgeot, au cœur de sa vie, au cœur de la vie.

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