• libre approche : Liszt, la lugubre gondole

    Champs libres et divagations…..

     

    La lugubre gondole, de Franz Liszt

     

    (paru dans Traction Brabant 2009)

     

     

    En lisant avec attention -comme il sied à une nouvelle abonnée curieuse de faire mieux connaissance avec la revue-, les deuxième et troisième de couverture de Traction-Brabant, pleines à ras-bords de noms et de titres de livres, films, musiques, lieux, artistes divers zé variés, je me sens vite embarquée en de nombreuses maltaverniennes affinités. Et de le faire remarquer à l’intéressé (tu lis ça, et t’écoutes machin ? trop bien, moi aussi !) Et l’intéressé de me proposer de venir, pourquoi pas, vagabonder en joyeuse liberté sur l’un ou l’autre des titres de la liste. Pas de Wikipédia ni de France Culture, l’affaire fut d’évidence entendue entre nous.

     Et voilà, (tadam, roulements de cymbales), pour inaugurer cette série (si affinités), j’ai choisi vous parler un peu de Liszt et de la lugubre gondole, (ou plutôt des lugubres gondoles, car en existe deux, I et II, -le retour de la lugubre gondole-, bon d’accord ce n’est pas drôle), l’une des dernières pièces pour piano du dernier grand compositeur romantique que fut l’ami Liszt. Le titre en est un poil sinistre, mais il en faut plus à un lecteur de T-B pour se laisser impressionner, j’en suis sûre. Et la prochaine chronique sera plus légère, leggerissima, promis !

    Franz Liszt, donc, 1811-1886, fut un pianiste et compositeur hongrois, enfant prodige puis prodigieux virtuose, compositeur d’innombrable œuvres pianistiques et symphoniques, transcripteur acharné pour le piano de fragments d’opéra mozartiens, italiens et wagnériens, des symphonies de Beethoven, de lieder de Schubert et caetera…Soit la moitié de son œuvre !

    Artiste à succès, à femmes, à conquêtes, à scandales, à tournées triomphales de Londres à Pétersbourg, de Madrid à Weimar, rockstar romantique et fougueux, tzigane aventurier, il éblouit les foules. Les femmes récupèrent ses mégots de cigare et ses fonds de verre, en Italie on donne quartier libre aux officiers de la garnison de la ville où il joue pour pouvoir aller l’entendre (!!), à Pest en Hongrie les hommes détellent ses chevaux pour tirer eux-mêmes sa voiture, à Lyon on fait deux kilomètres de queue pour acheter des places de concert… Il est beau, absolument, généreux, totalement. Il instaure le récital par un interprète unique au lieu de l’habituel patchwork d’artistes sui se succèdent sur scène, impose les sonates de Beethoven au public qui trouve ça insupportable et n’aime que les romances de salon et autres valses acrobatiques. Ses œuvres sont brillantes, emportées et sentimentales, injouables par quiconque d’autre que lui-même à l’époque ; partout il déchaîne un enthousiasme proche de l’hystérie. Voilà pour la face A.

    Face B, c’est un mystique, à plusieurs reprises tenté par les ordres, il finira par y  entrer en mettant un terme à une carrière de concertiste nomade dont il a épuisé les joies, et en prenant les ordres mineurs en Italie, sa seconde patrie. Il ambitionne de « régénérer » la musique religieuse et de laisser ainsi sa trace dans l’histoire de la musique.

    Erreur d’appréciation. C’est bien plus par ses grands élans romantiques dégoulinant d’arpèges, rêves d’amour, études d’exécution transcendentales et autres rhapsodies hongroises, -pas désagréables à écouter par ailleurs, il y du souffle, de l’épopée dans son inspiration tzigane-, qu’il gagnera l’immortalité auprès du public et des générations de pianistes trimant sang et eau sur ses partitions semées de pièges à loups/à doigts.

    Mystique, mais pas cul béni. Rome et son encens finissent par lui peser et il reprend la route : la Hongrie, et Bayreuth où sa fille Cosima, (du genre coriace et pas totalement sympathique celle-là), veuve de son grantômme Richard Wagner, s’évertue à faire vivre l’œuvre de celui-ci. A se balader comme ça à son âge, Liszt prendra froid dans le train et mourra à Bayreuth, reçu comme un chien dans un jeu de quilles en plein festival, d’une bronchite mal soignée.

    Dans ces dernières années, il compose diverses pièces pour piano, parmi lesquelles nos deux lugubres gondoles (ça y est, on arrive). Ni vibrations mystiques, ni virtuosité flamboyante triple salto arrière et les pieds au mur dans ces œuvres. Dépouillement et dépouillement. Peu de notes, très peu. Plus de tonalité précise, comme l’exigent les règles de composition classique, mais des accords étranges, d’une modernité stupéfiante, des traits brisés, des élans lyriques interrompus, une musique énigmatique et poignante, qui entr’ouvre la porte à Debussy et à la musique dodécaphonique (le trio Berg, Schönberg et Webern et suivants).

    Quand il compose la lugubre gondole en 1882, inspirée paraît-il de l’observation du triste balancement d’une gondole funéraire sur un canal à Venise, il a 71 ans, il lui reste quatre années à vivre. Le chemin parcouru… Libre de s’affranchir des contraintes de formes et des règles de composition, devinant d’autres univers musicaux à défricher, dégagé des ornements pianistiques tape à l’œil, se réduisant à un essentiel musical, à l’image de sa vie dans ses dernières années. Avec générosité, il enseigne gratuitement à nombre de jeunes disciples, trouvant inconcevable de se faire payer pour partager un don reçu (non, vous ne rêvez pas).

    Impossible, à la seule écoute, de lui attribuer spontanément ces dernières pièces. En avance sur les sonorités de son époque, décalé, expressionniste peut-on dire. Certes il y a Wagner, l’ami-ennemi, qui lui doit à peu près tout, y compris ces recherches sonores, mais les autres ?

    Je reste impressionnée par ce parcours extrême, antipodique et pourtant cohérent. Du musicien mondain au mystique, le grand écart, deux facettes vécues avec engagement et sincérité, puis cet abandon progressif des gloires salonnarde et  religieuse, cette façon de jeter le superflu par dessus les moulins, de se désencombrer de l’inutile.  Cette curiosité à s’ouvrir à d’autres sonorités, à ne pas rester confit dans sa célébrité. Continuer à chercher, à avancer. De l’air ! Des risques ! Et séducteur jusqu’à la fin, ordres mineurs ou pas, incapable de résister à ses très charmantes zé attentionnées élèves !

    Dans la même veine d’inspiration, écoutez aussi Nuages Gris, l’une des pièces les plus étranges jamais composées pour le piano. Vous l’avez sûrement déjà entendue : elle est l’une des musiques du film Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick. Obsédante. Quelques notes, pas plus. Composition total hors pistes. Plus envie de plaire, plus rien à prouver, à ménager. Sacré bonhomme !

     

    Gaëlle Josse

     

    La recette du jour : écoutez ces pièces sur You Tube, en cherchant Liszt lugubre gondola, il a y davantage de réponses qu’à lugubre gondole en français. Et trouvez l’interprétation qui vous convient le mieux.


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