• «T’es où là ?», «c’est bon» et «c’est quoi ?»

    J’ai mal aux mots

    ou

    Quelques réflexions autour de l’appauvrissement du langage

    (paru dans Pages Insulaires mars 2010)

    J’entends parler. J’écoute parler. Dans la rue, dans les cafés, dans les trains, dans le métro. Partout. Les mots m’arrivent aux oreilles sans me demander mon avis. Et ça finit par me faire réfléchir, car ce que j’entends m’interroge de plus en plus.

    Constats : le champ lexical semble se rétrécir, s’amenuiser au profit d’un vocabulaire limité à quelques mots exploitables en toutes circonstances. 

    Ainsi, « c’est bon » ne concerne pas exclusivement les qualités gustatives d’un aliment ou une sensation agréable, mais signifie quantité de choses : c’est bien, c’est correct, c’est exact, je suis d’accord, parlons d’autre chose, j’ai déjà réglé les cafés, on y va, je suis prêt, tu te grouilles, tu commences à m’énerver et bien d’autres choses probablement. Question d’intonation et de lecture contextuelle.

    De même, « quoi » a tendance à remplacer « qui » et « que », relégués aux catacombes du langage. Inquiétante réification, tout de même, avec ce « quoi » omniprésent, généralement lancé au visage avec la grâce d’un crachat.

    Il s’agirait là d’un «parler-ado», élément constitutif d’un code identitaire en opposition à celui des adultes, qui durera ce que durent les roses, disent les optimistes. Non, désolée. Les mots et expressions « tendance », nées d’un film, d’une chanson, d’une séquence de télévision se périment en quelques mois, et honte à celui qui exhiberait, croyant faire djeun et fashion, un mot déjà hors d’usage (la tehon, quoi, y fait trop pitié lui).

    C’est plus grave que cela, je le crains. La libre circulation des mots est une nécessité, car une langue est avant tout un lieu de vie. Mais l’appauvrissement concerne aussi, et c’est cela qui me chagrine le plus, la structure même du langage. Nos chers ados dont les emblèmes de rébellion se résument, pour beaucoup, à «MacDo, Iphone, écran plasma et lunettes Gucci » n’en ont hélas pas l’exclusivité.

    Ainsi, la tournure interrogative tend à disparaître. Gain de temps appréciable peut-être, mais grande paresse avant tout. Facilité et paresse intellectuelle devant l’effort de structurer une phrase. « T’es où, tu dis quoi, tu veux quoi, tu vas où, c’est qui, c’est qui qui et c’est qui qu’a…» en constituent un pénible florilège.

    Beau ou pas beau n’est pas la question. Il existe une esthétique du langage, ce n’est pas cela qui m’intéresse. La langue de Huysmans ne me touche pas, dans ses volutes tarabiscotées comme des fleurs de serre. Pas assez de terre, pas assez de chair à mon goût.

     Penser avec cinquante mots ?

    Ce qui est jeu, c’est la faculté de questionnement, l’appréhension du monde, de l’autre. Parler avec cinquante mots, c’est penser avec cinquante mots, c’est percevoir le monde et la relation à autrui avec la même pauvreté, la même absence de nuances.

    Bon, pas bon. Gagné, perdu. Un, zéro. C’est aussi se condamner à demeurer dans une terrifiante logique binaire. La nuance verbale n’est pas un art de salon, elle permet l’exploration de nos perceptions et de notre raisonnement. Leur remise en cause, leur évolution, leur partage.

    Ce qui est en jeu, c’est la prise de conscience, la capacité à s’opposer, à construire un raisonnement, à proposer une alternative, ou simplement à éprouver plaisir ou agrément de façon plurielle. Sans parler du goût pour la lecture, c’est un débat qui nous conduirait très loin…

    Ce qui est en jeu, c’est tout simplement la qualité et la richesse du lien à la vie.

    Et quand on n’a plus de mots, qu’on ne sait pas dire, comment ne pas en venir aux mains ? La pauvreté en mots porte en elle tous les germes de la violence. Qui dit violence dit victimes, parce qu’il y en a toujours un qui frappe plus fort et plus vite que l’autre, et un qui n’a rien demandé.

    Nous habitons une langue, ou bien c’est elle qui nous habite, elle est notre lieu commun, au sens propre. Si nous ne partageons pas, ou plus, ce lieu d’échange, comment nous entendre ?

    Il y aurait beaucoup à dire aussi sur l’atterrante médiocrité entretenue par le langage publicitaire, qui nous traque sans trêve ni repos, sur le langage phonétique SMS utilisé avec les téléphones mobiles, les messageries instantanées et autres réseaux dits « sociaux » sur Internet. Encore un sujet qui mérite débat à lui seul.

    Le pire n’est jamais certain, dit-on. Souhaitons alors que notre langue ne se transforme pas en kit de survie monobloc, façon « want-get-do », viatique exportable sous toutes les latitudes, et d’une parenté très lointaine avec l’Ulysse de Joyce.

    Car la maîtrise du langage risque de devenir celle du pouvoir. Pouvoir de mentir, pouvoir de tromper, pouvoir de dominer. Triste rôle.

    Ré-appropriation du langage, redécouverte du langage, exploration du langage, plaisir du langage : peut-être est-ce dans ces différentes dimensions que se trouve la place du poète, de l’écrivant en général, et cette place est dans la cité. Dédramatiser le langage, l’écriture, montrer que les mots se laissent apprivoiser, pour peu qu’on les aime. Semer le goût des mots. Parce qu’ils ont le goût de l’oxygène et de la liberté.

    Il est infiniment souhaitable que notre langue reste un lieu ouvert. Je ne voudrais pas qu’elle devienne un lieu désert.


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