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textes parus dans FRICHES sept 2009
Lignes croisées
Ce matin, elle est blonde. Dans le secret de sa salle de bain, elle s’est inventé un autre elle-même, une autre façon de vivre le monde. Une éclaircie de tout son être. Une légèreté qu’elle se découvre. Sur le quai, elle interroge les regards. D’allégresse elle se sourit.
Nos cheminements souterrains vers l’essentiel Tant d’incertain à déchiffrer Saurons-nous aimer ce qui nous demeure obscur ?
Elle parle des cerises de son jardin, de la couleur rouge et des oiseaux. Elle n’est pas ici, dans la confusion des voix, dans le brouhaha des annonces sonores. Ses compagnons de voyage l’écoutent peu. Elle parle des cerises de son jardin. Nul ne peut l’interrompre.
Vivre à la croisée de tous les silences J’ai bu l’eau de fontaines éblouies
Il porte une casquette de marin pêcheur et une veste en lainage marron. Il monte dans le wagon avec un petit sac de voyage apparemment très lourd. Il souffle et cherche des yeux un siège libre. Il cale le sac entre ses jambes et parle tout seul. Il dit que c’est très long comme voyage.
Des mains engourdies par la traversée des temps Le bleu des veines y a pris toute la place. Le bruit des jours comme une mer
De dos, les cheveux aux reins. Noirs. Une silhouette d’adolescente. Elle se retourne. Son visage a mille ans.
Ces instants de vérité qui nous échappent Ce qui parle de nous est insaisissable
Elle dit que sa mère ne va pas très bien. Par moments elle perd la mémoire. S’affole quand elle s’en rend compte. Son père n’est pas d’un grand secours. Il veut la rassurer, il dit que ce n’est pas très grave. Il ne veut pas voir. Ils habitent loin. Pour la fête des mères, elle va y aller. Elle ne sait pas encore quoi offrir. Elle se tait. Elle hausse les épaules. Sa voisine l’écoute, hoche la tête. Se tait.
Un parfum entêtant de fleurs blanches Du troène je crois Dans que jardin était-ce ? Descendre au cœur du sommeil là où les songes prennent vie
Il parle de son week-end. Il avait les enfants. Il n’a pas fait beau, il a dû annuler la sortie prévue. Il trouve que les enfants passent beaucoup de temps sur l’ordinateur. Ils ont demandé de nouveaux vêtements. Il leur acheté ce qu’ils voulaient. Finalement, ça a été un bon week-end.
Ces invisibles accomplissements de nous seuls perceptibles Un air qui s’enroule autour de l’âme Il annonce le soir et apprivoise l’ombre mauve
Il propose un journal qui recense les restaurants les moins chers de Paris. Il explique qu’une partie du prix lui revient et que ceci lui évite de mendier. Il ajoute que ce n’est pas drôle de faire cela et qu’il n’aime pas importuner les voyageurs qui ont aussi leurs soucis. Il continue à parler mais le bruit de la rame couvre sa voix. Personne ne le regarde.
Les fugues les déroutes les errances avant d’être Nos vérités aux contours hésitants Celles qui nous attendent avec patience
Belle. Elle l’est encore. Belle avant la défaite. Avant de rendre les armes. Une robe claire trop élégante pour le métro. Visage lisse, profil précis. Quelque chose d’enfantin. Le nez peut-être. Elle observe son reflet dans la vitre. Une de ses pommettes tressaille chaque seconde. A peine. Une infime décharge électrique, un spasme, une crispation. Quels soubresauts intérieurs, quelle in tranquillité affleurent à la surface ?
La grâce d’une silhouette aperçue Un scherzo Une danse Ce qui se joue dans cette chambre close auprès d’un prénom oublié
Il consulte l’écran de son téléphone mobile comme si sa vie en dépendait. Le replace dans sa poche. Le sort à nouveau. Son destin au creux de la main.
Quelque chose à accomplir quelque chose à recevoir Une voix veille sur notre sommeil Ecouter sa mémoire qui tremble
Le wagon lève la tête. Une voix rauque, une voix de ventre module un chant mi-tsigane, mi-oriental. La femme se tient à la barre verticale, très droite dans un paquet de jupons fleuris qui traînent à terre. Elle a une dent en or, celle d’à côté est manquante. Elle ferme les yeux en chantant. Quand elle a fini, elle reprend son souffle et parcourt le wagon en tendant un gobelet en plastique beige fendu en plusieurs endroits. Elle remercie sans sourire. Elle descend à l’arrêt et monte dans un autre wagon.
La ronde des hirondelles les soirs d’été les soirs d’enfance Une stridence tournoyante Vit-on ailleurs qu’en exil ?
Elles montent dans le wagon et s’assoient côte à côte. L’enfant a dix ans peut-être. Asiatiques toutes deux. Elles tiennent un étui à violon à la main. Plus petit pour l’enfant. La mère explique quelque chose de sérieux à la petite fille. L’enfant acquiesce, montre qu’elle a compris. Elles parlent en japonais. La mère remet en place une barrette dans les cheveux noirs et lisses de sa fille. Son regard s’adoucit. Elles poursuivent le trajet en silence.
Un répit Des roses des bras d’enfants Cette joie à s’attarder à ne rien attendre Une lumière d’Annonciation derrière les nuages
Debout, il lit la Bible dans une édition espagnole. Le livre de Samuel. Le volume est posé dans une pochette de cuir ourlée d’une fermeture Eclair. Avant de tourner la page il fait un signe de croix.
Lasse elle souriait encore Te souviens-tu de sa voix ? Ces pauvres gestes pour accompagner nos morts Ces gestes de délivrance qui apaisent les vivants.
Il lit un document épais, imprimé en noir et blanc, relié par un rouleau en plastique. Des courbes, des graphique, des chiffres, des pourcentages. Il est immergé dans le papier. Un stylo à la main, il note de temps à autre quelque chose avec nervosité. Un post-it jaune vif annoté s’échappe et tombe à terre. Il se penche pour le ramasser et perd son stylo sous le siège d’en face. Il ferme les yeux un instant.
Des impatiences des abandons qui traversent Violents comme des désirs Dans quel voyage dans quelle absence ?
Elle dit qu’il regarde sa montre quand elle arrive le matin. Elle dit qu’elle le hait rien que pour cela, qu’elle ne veut plus travailler là mais qu’elle manque de temps pour chercher autre chose et qu’elle n’a pas assez d’ancienneté. Elle dit très vite et toi comment ça va ? à sa compagne.
La terre la forêt la nuit De vieilles terreurs qui remuent encore Ces minuscules désarrois qui nous assaillent dans la clarté du jour, comment les nommer ?
« Quand il se saisit d’une figue dans une corbeille posée sur la table basse, il croit savourer un avant-goût de la chair tendre qu’à la lueur… » Elle lit Les amants de Grenade dans une édition recouverte d’une couverture glacée. Le volume ouvert sur son sac posé sur les genoux, elle tourne la page avec lenteur et lisse de la main la nouvelle page à lire
La part de notre intime reconnue dans chaque visage vient nous parler Prête à être recueillie dans le silence Tracer un cercle relier quelques éblouissements quoi d’autre ?
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